Magazine littéraire n° 242 - Mai 1987
Dessin : Chine, l'Empire du trait. BnF
Sutra des noms du Bouddha. Fomingling. VIIIe s. restauré au Xe.
Ce visage fait partie d'un ensemble de trois esquisses au trait de fonctionnaires portant la coiffe, avec un texte géomantique pour stabiliser les demeures, au verso d'un rouleau bouddhique.
La littérature policière est-elle un genre spécifiquement occidental ? Longtemps, on l'a prétendu, compte tenu du fait que, sous l'impulsion d'auteurs tels qu'Edgar Poe, Emile Gaboriau et Arthur Conan Doyle, elle s'est surtout développée en Europe et en Amérique. On sait aujourd'hui que les Chinois l'ont pratiquée bien avant eux, et qu'ils l'ont même connue à une époque fort lointaine, comme l'ont révélé les travaux de Robert Van Gulik.
Sinologue et diplomate hollandais, Robert Van Gulik (1910-1967) est célèbre pour avoir écrit La vie sexuelle dans la Chine ancienne (Gallimard, paru en 1977) et un étonnant cycle romanesque mettant en scène un personnage qui avait effectivement existé au VIIe siècle de notre ère et dont les exploits ont traversé les âges, le juge Ti. Ce cycle, il devait l'inaugurer en 1958 par un ouvrage en français sous le titre Les enquêtes du juge Ti (Club du Livre Policier, 1962). Dans cette histoire, le juge élucide simultanément trois crimes des plus énigmatiques, alors qu'il exerce sa magistrature à Pou-Yang, une ville imaginaire de la province de Kiang-Sou. Pour Robert Van Gulik, c'était là l'occasion de faire découvrir à ses lecteurs mille et un aspects de la vie quotidienne de la Chine d'autrefois. Et c'était là aussi le moyen de gommer de la carte de la littérature populaire une infinité de clichés absurdes. En témoignent ces phrases extraites de son introduction : "Cette entreprise nous semble venir d'autant plus à propos qu'une déplorable tradition remontant au siècle dernier s'acharne à peupler les romans policiers occidentaux de mandarins aux longues nattes, fumeurs d'opium et dépravés. Nous espérons que le lecteur ne trouvera pas nos mandarins à nous moins attrayants dans leurs authentiques atours (sans nattes ni pipes d'opium), mais fins psychologues, judicieux dans leurs raisonnements, et doués d'un profond sens du devoir". On devine à quoi Robert Van Gulik devait songer : au mythe du "péril jaune" et, très certainement, au diabolique Fu-Manchu, créé par Sax Rohmer.
Sur sa lancée, il allait donner une quinzaine de volumes qui ont tous régénéré la fiction policière et qui forment désormais un ensemble unique (le cycle entier a été publié dans la collection de poche 10/18). En réalité, avant d'entreprendre la rédaction de cette séduisante saga criminelle, il avait lui-même traduit, du chinois en anglais, un roman anonyme datant du XVIIIe siècle, Dee Goong An, paru en 1949 à Tokyo en édition limitée. Il se trouve que le héros de ce livre n'est autre que le juge Ti et qu'il a déjà tous les traits que Robert Van Gulik lui prêtera par la suite, quand il le fera revivre à son tour. En quoi, il est permis de parler ici de matrice, d'autant que l'auteur y a également repris les principaux personnages évoluant aux côtés du juge Ti : le sergent Hong et les trois lieutenants Ma, Tao et Tsiao.
Dee Goong An, devenu à présent Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti dans sa traduction française (éd. Bourgois), est une œuvre tout à fait passionnante car elle montre en détail les divers mécanismes de la justice à l'époque Tang. On y apprend ainsi qu'un juge tel que Ti était dans son district à la fois un magistrat et un détective et qu'il avait de vastes pouvoirs. Par exemple, il avait la possibilité de recourir à la torture pour arracher des aveux et de s'adonner à l'art divinatoire afin de mieux guider son enquête. D'ailleurs, en l'espèce, les éléments surnaturels viennent régulièrement émailler le récit mais on n'a pas l'impression qu'ils mettent en péril le réalisme de l'intrigue. Dans un épisode du roman, le juge Ti va de la sorte jusqu'à s'adresser à un cadavre qu'on a sorti de sa sépulture et à lui poser des questions. Et le cadavre, lui, de répondre en agitant les paupières !
On découvre en outre que le juge, qui s'occupe d'un ou de plusieurs cas et qui peut être saisi sans une requête en bonne et due forme, court le risque d'être sanctionné, si jamais il en arrivait à faire condamner un faux coupable ou si, en abusant de ses prérogatives, il lésait un innocent. D'un autre côté, ce juge n'est pas tenu de respecter à tout moment les insignes de sa fonction : rien ne l'empêche d'agir incognito, de prendre un déguisement et d'aller où bon lui semble, pour peu que tous ses faits et gestes soient au service de l'enquête. Et, à dire vrai, il ne s'en prive pas. Quitte à passer pour un vil individu, prêchant la duperie et le mensonge pour faire triompher la vérité.
Ce qui précède laisserait supposer que le roman ne forme qu'une combinaison d'astuces et de méthodes extravagantes - toutes choses que la fiction policière occidentale ne pourrait admettre. En fait, le juge Ti parvient ici à ses fins, non pas tant parce qu'il dispose de moyens insolites mais plutôt parce qu'il est fûté, sagace, parce que ses raisonnements et ses intuitions sont d'une logique implacable. En cela il ressemble bien à Sherlock Holmes dont il est, en quelque sortre, l'ancêtre et le cousin littéraire - et c'est pourquoi sans doute on n'a guère le sentiment d'être dépaysé ni déconcerté en lisant ses aventures. Qui a tué ? Pourquoi ? Comment ? Les interrogations élémentaires du récit policier classique. En Chine, au XVIIIe siècle, un auteur dont on ne saura jamais le nom les avait posées avant tout le monde.
1 comentário:
Tenho dois livros de Van Gulik.Um deles, em português - Os Crimes do Sino Dourado, da editora Difel e de 1987.
Nesse livro, o nome do juiz conserva a grafia original: Dee.
Tenho outro, em francês- Le mystère du labyrinthe, de 1985 e da colecção 10/18. Aí a grafia aparece como "juge Ti".
Em que ficaremos? Dee ou Ti?
Di, talvez.
Ah! Comprei esse dois, por causa do Nome da Rosa de Umberto Eco. Diz que se inspirou em Van Gulik para o seu Guliherme de Baskerville. Para esconder o óbvio: inspiração directa para a personagem principal do romance.
Plágio? Não. Inspiração. Directa.
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