sábado, 27 de abril de 2013

Justice : l'arbitre juge et partie ?

"Pénalisation" et défiance gagnent l'arbitrage. La flamme de la transparence est-elle en passe de consumer l'intimité de cette justice trop privée ?
Photo d'illustration

Photo d'illustration © Giancarlo Gorassini / Abaca

Par Le Point.fr
"À ce prix, on a une exigence absolue d'impartialité du juge !" escompte une partie qui entame sa procédure non sans appréhension. "Mon expérience de l'arbitrage - qui, je l'espère, est un cas isolé - me laisse un profond sentiment d'injustice, d'autant plus vif que la sentence est rendue en premier et dernier ressort", déplore une autre partie qui vient de perdre sa bataille procédurale. L'éthique et l'indépendance des arbitres sont plus que jamais au coeur d'une "tyrannie de la suspicion", selon l'expression du président du Conseil national des barreaux Christian Charrière-Bournazel. "Un abîme est en train de se creuser entre les juges professionnels et les praticiens libéraux. Seuls les premiers seraient légitimes, les seconds suspects de tout. Le libéral serait malsain tandis que le fonctionnaire serait pur. Le secret serait le masque de la fraude", dénonce l'ancien bâtonnier de Paris.

Soupçons de corruption

Sous son habit de tiers impartial soucieux de sa mission juridictionnelle, l'arbitre ne serait-il en réalité qu'un être vénal attentif à son seul intérêt personnel ? En cause, ce fameux lien de dépendance économique l'enchaînant à la partie qui l'a nommé, ou ces relations "trop" personnelles qui inclineraient la boussole de certaines sentences arbitrales.
Certains font observer qu'une seule affaire d'arbitrage leur rapporte presque autant qu'une année entière d'activité. D'autres vont même jusqu'à affirmer que, dans ce petit monde confiné assis sur la cooptation et les réseaux, arbitres et avocats se tiennent par la barbichette. Voire que les juges de la cour d'appel, potentiellement arbitres de demain, rechignent à annuler les décisions de leurs futurs confrères... Trop gros pour être vrai ? Reste que la fièvre du doute et le fantasme du complot ont gagné l'arbitrage au point que le juge pénal s'invite de plus en plus souvent à la table des procédures. Et les soupçons de corruption, de trafic d'influence, de faux témoignage ou de subornation de témoins épargnent d'autant moins cette justice qu'elle est privée et confidentielle. Pour l'heure, aucun arbitre n'a été condamné. Mais les enquêtes en cours viendront-elles contredire ce "sans-faute" ?

Enquêtes pénales

Dans l'arbitrage Tapie-CDR, les trois instructions au cours desquelles les enquêteurs ont perquisitionné chez les trois arbitres pourraient faire émerger, au détour de l'enquête pénale, des "éléments nouveaux" susceptibles d'entraîner un recours en révision sur le fondement de la fraude civile. Dans une autre affaire (Elf Neftegaz), une information judiciaire a été ouverte par le parquet de Nanterre du chef d'escroquerie en bande organisée, de complicité et de recel de ces délits, aboutissant à la mise en examen d'un arbitre qui aurait été imposé à Elf. Celui-ci s'est trouvé empêché de poursuivre sa mission et a finalement démissionné. Dans une troisième affaire, une partie a porté plainte pour faux et usage de faux, l'un des arbitres n'ayant, selon la partie poursuivante, pas déclaré tous ses liens avec les parties. "On peut y voir une immixtion intolérable du juge pénal dans l'arbitrage. Mais on peut aussi y voir le fait que le juge considère l'arbitre comme un être normal devant répondre comme tout un chacun de ses actes", décrypte le spécialiste Thomas Clay, professeur de droit à l'université de Versailles. Et cela est d'autant plus justifié qu'il tient d'une main le contrat qui lui confère sa légitimité et de l'autre le maillet du juge qui tranche.

Recours et garde-fous

À cet égard, la lisibilité de la procédure arbitrale et la sécurité des parties quant aux risques de partialité des arbitres ont été renforcées par un décret du 13 janvier 2011. "Si, à un quelconque stade d'une procédure ad hoc, une information nouvelle met en doute, dans l'esprit des parties, l'impartialité d'un arbitre et qu'il refuse de démissionner, la partie peut saisir le juge étatique d'une demande de récusation", explique Carole Malinvaud, avocate associée du cabinet Gide et présidente du Comité français d'arbitrage. S'agissant d'une procédure institutionnelle, c'est l'institution qui examine la demande de récusation et qui tranche.
Autre garde-fou, une fois la sentence rendue : la possibilité d'un recours en annulation pour manquement d'un arbitre à l'obligation de révélation, pour excès de pouvoir ou si la sentence est contraire à l'ordre public. Enfin, s'agissant d'un arbitrage rendu sous l'égide d'une instance telle que la Chambre de commerce internationale (CCI), la sentence arbitrale est relue par l'institution avant d'être notifiée aux parties. "Il ne s'agit pas de revoir le fond de la décision, mais de s'assurer que les arbitres ont respecté leur mission en répondant à toutes les questions des parties et, plus généralement, que toutes les règles fondant la confiance réciproque ont été respectées afin de garantir une meilleure exécution de la décision", ajoute Me Malinvaud

Courant d'affaires

Cette confiance réciproque se construit dès la désignation des arbitres, invités à rédiger une "déclaration d'indépendance". Il s'agit, concrètement, de révéler tout ce qui peut faire douter de leur impartialité, en précisant, par exemple, le nombre de fois où l'arbitre a été désigné par l'une des parties. Cela n'entraînera pas forcément sa récusation, surtout si les parties font passer la compétence, l'expérience et la loyauté avant le préjugé de partialité. Mais jusqu'où l'arbitre doit-il se dévoiler pour être lavé de tout soupçon d'impartialité ?
La Cour de cassation a d'abord posé la condition du "courant d'affaires". L'affaire concernait un arbitre qui avait été désigné une trentaine de fois par la même partie. "Il était devenu économiquement son mercenaire : plus il la faisait gagner, plus il avait de chances d'être désigné", décrypte Daniel Tricot, président honoraire de la chambre commerciale de la Cour de cassation.
Puis, la jurisprudence a étendu l'obligation de révélation aux relations d'affaires entre les arbitres, avocats et parties, l'objectif étant d'évacuer les éventuels conflits d'intérêts. "Et cela peut remonter très loin, assure Daniel Tricot. Dans une affaire, l'un des arbitres était, vingt ans plus tôt, associé de l'avocat de l'une des parties. Il l'a révélé, mais les deux parties ont accepté sa mission, estimant que cet élément n'était pas de nature à entacher la subjectivité de l'arbitre". Reste que, entre l'arbitre qui retire la moitié de ses revenus des consultations qu'il donne au cabinet d'avocats qui le nomme et celui qui fait partie de la même organisation arbitrale que lui, le pas est grand sur l'échelle du soupçon. L'arbitre doit-il déclarer jusqu'au nombre de fois où il a déjeuné avec tel confrère lié à la procédure ? Doit-il préciser qu'il est son "ami" sur Facebook ou LinkedIn ? Et une telle révélation ferait-elle douter de son impartialité ? "L'obligation de révélation s'est substituée à l'obligation d'indépendance, car elle est objective et, si j'ose dire, le révélateur", souligne le professeur Clay, qui avait défendu cette idée dans sa thèse de doctorat avant que la jurisprudence ne la fasse sienne.

Liens avec les témoins

En effet, la Cour de cassation a encore tout récemment élargi le périmètre de la transparence : il appartient à l'arbitre, avant d'accepter sa mission, de révéler "toute circonstance susceptible d'être regardée comme affectant son impartialité afin que les parties puissent exercer à bref délai, s'il y a lieu, leur droit de récusation". Ce très large périmètre de la transparence implique, selon l'avocat Julien Fouret, de révéler "non seulement les liens qui unissent les arbitres aux parties ou à leurs conseils, mais aussi ceux qui les unissent aux tiers proches des parties ou de l'objet du litige". À l'époque où l'affaire Tapie a commencé, la Cour de cassation n'avait pas posé ces exigences. "Cette obligation de révélation dans sa définition actuelle ne s'appliquait donc pas aux arbitres de cette affaire. En droit, il est donc difficile de leur reprocher d'avoir commis une faute sur ce terrain-là", commente l'avocat Benoît Le Bars.
L'arbitre doit-il tout dire de ses relations avec les autres professionnels du dossier ? Le fait que les arbitres se connaissent ou aient déjà croisé les avocats de l'affaire dans une conférence ou un cocktail n'a rien de très original dans le microcosme parisien des affaires. Le fait d'avoir siégé ensemble relève en revanche de ces "circonstances pouvant affecter leur impartialité". Pour autant, "l'arbitre doit-il se limiter aux faits significatifs ? Y ajouter les faits insignifiants ? Voire ceux qu'il ignore ?" interroge le professeur Clay à la lumière de la jurisprudence récente.
Outre ses liens avec les conseils des parties, l'arbitre doit préciser s'il a été le conseil d'une entreprise non partie à l'arbitrage, mais dont l'activité est en cause dans le litige. Il doit aussi indiquer ses éventuels liens avec les témoins appelés à éclairer le tribunal en cours de procédure. "L'un des arbitres n'a déclaré ses liens étroits avec un des témoins de la partie adverse que lorsque ce dernier a indiqué qu'il se rendrait physiquement au procès alors que, depuis le début de la procédure, l'identité de ce témoin et son témoignage écrit étaient connus du tribunal arbitral", déplore une partie qui envisage d'attaquer la sentence sur ce point.

Risques accrus de récusation 

L'effet logique d'une révélation élargie, c'est le champ ouvert à la récusation, et ce d'autant plus que celle-ci s'effectue sur la base de critères subjectifs. "Il ne suffit pas que l'arbitre s'estime indépendant, il faut que, aux yeux de chacune des parties et de ses avocats, il soit considéré comme indépendant", explique Daniel Tricot. Mais la logique a son autre versant : l'arbitre affichant une totale transparence a moins de chances d'être récusé que celui qui pousse la franchise jusqu'à ses limites les plus improbables. "De par mon expérience en tant qu'avocat et ancien conseiller à la CCI, les parties font plus facilement confiance à un arbitre révélant tout fait qui pourrait questionner son indépendance. Elles sont a contrario généralement intransigeantes et engagent plus facilement une procédure de récusation quand elles découvrent par elles-mêmes un fait problématique, que ce fait ait un impact réel ou non sur l'indépendance ou l'impartialité de l'arbitre au final", témoigne Me Fouret.
Face à une demande de récusation, l'arbitre a le choix : soit il s'incline soit il résiste, jugeant son indépendance intacte. Dans ce cas, c'est le président du tribunal de grande instance qui tranchera. L'obligation de révélation accompagne l'arbitre jusqu'au bout de la procédure. Ainsi, si celui-ci apprend qu'un événement est susceptible d'entraîner un soupçon d'impartialité, il doit le révéler de sa propre initiative. Tel serait le cas, par exemple, si l'un de ses proches est embauché dans la société de l'une des parties en cours de procédure.

La réputation : le nerf de la guerre

Autre point qui peut a priori faire que l'on s'interroge sur l'indépendance des arbitres : le fait que chaque partie choisisse "son" arbitre. Cette expression laisse en effet présumer que l'arbitre ainsi désigné devient l'allié "objectif" de la partie qui le nomme. Rien de plus trompeur. "En désignant un arbitre, on n'achète que sa compétence, pas son opinion, assure l'avocat Stéphane Choisez. Si je défends un courtier, j'aime avoir un arbitre venant du courtage dans le tribunal arbitral. Je sais qu'il comprendra mieux les problématiques métier de mon client. Cela suffira-t-il à me faire gagner le dossier ? C'est une autre histoire."
Enfin, quel est l'intérêt pour un arbitre de risquer sa carrière pour une affaire ? Son souci n'est-il pas plutôt de conserver intacte sa réputation en s'assurant un complément de revenus ou une retraite importante ? Ce souci de reconnaissance joue en effet un rôle disciplinant, au point que certains arbitres ont maintenant tendance à ménager la chèvre et le chou pour être respectés de tous. "De plus en plus de sentences ne tranchent pas vraiment en faveur de l'une ou de l'autre partie, et ces sentences mi-figue, mi-raisin témoignent du souci de l'arbitre de soigner sa réputation", explique le professeur Thomas Clay. Mais auprès de qui ? De l'institution dont il dépend ? De ses pairs ? De l'avocat qui le nomme régulièrement ? Et surtout, est-ce bien juger que de rendre une sentence qui coupe la poire en deux pour ne s'attirer les foudres de personne ?

Blacklister les indésirables

À l'heure où la transparence est plus que jamais réclamée par une société défiante et en perte de repères, l'arbitrage fait son bilan. Et les spécialistes s'interrogent : "Faut-il blacklister les indésirables qui salissent la belle image de cette institution ?" lance l'un d'entre eux devant une assemblée d'initiés. "La justice est une valeur trop importante pour laisser se développer des pratiques frauduleuses", relève un autre. Faute d'avoir, comme le juge étatique, les attributs d'une "fonction" formant un filtre entre lui et les justiciables, l'arbitre doit montrer patte blanche. Mais greffer sur chacun de ses gestes une suspicion de fraude réduirait à néant l'image de sa fonction. Une remise en cause de l'arbitrage porterait aussi un coup fatal à la légitimité de Paris comme place d'arbitrage. Paris qui est aussi le siège de la Chambre de commerce internationale (ICC) dont la Cour internationale d'arbitrage est la première institution mondiale.

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